Concentration en France : L’autorité De La Concurrence Rappelle Avec Force Qu’anticiper N’est Pas Jouer

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Par une décision en date du 12 avril 2022, l’Autorité de la concurrence (l’« Autorité ») a sanctionné la Compagnie Financière Européenne de Prises de Participation (la « Cofepp ») à hauteur de 7 millions d’euros, pour avoir pris le contrôle de la société Marie Brizard Wine & Spirits (« MBWS ») sans avoir (i) notifié l’opération à l’Autorité de la rue de l’Échelle ni (ii) attendu sa décision d’autorisation.

En l’espèce, l’opération concernait le secteur des vins et spiritueux et portait sur l’acquisition de MBWS par la Cofepp. Elle avait été notifiée à l’Autorité lors d’une prise de participation en décembre 2018 la conduisant à détenir plus de 47% des droits de vote de MBWS et avait alors été autorisée sous conditions par l’Autorité le 28 février 2019 (décision n°19-DCC-36).

Or, trois ans plus tard, l’Autorité considère en substance que la Cofepp détenait en réalité déjà un contrôle de fait sur MBWS depuis 2018, c’est-à-dire avant que la prise de contrôle qu’elle a approuvée en 2019 ne soit formellement portée à sa connaissance.

La sanction infligée par l’Autorité constitue la 7e décision française pour défaut de notification d’une opération de concentration notifiable ; c’est la 2nde dans le secteur des boissons alcoolisées (décision n°13-D-22). Cette sanction est aussi la 2nde fois que l’Autorité rappelle à l’ordre une entreprise pour violation de l’effet suspensif attaché au contrôle des concentrations – la 1ère sanction en France pour ce type d’infraction était jusqu’alors la fameuse décision Altice / SFR de 2016 par laquelle l’Autorité avait infligé une amende record de 80 millions d’euros. Plus récemment, au niveau européen, la Commission européenne a eu l’occasion de prononcer des mesures provisoires à l’encontre du groupe américain Illumina pour s’être rendu coupable d’avoir réalisé l’acquisition de la société Grail certes après notification mais avant le feu vert de Bruxelles, décision attaquée devant le Tribunal de l’Union européenne (pour une analyse détaillée, nous vous invitons à consulter notre « On the Subject » dédié à cette affaire, disponible sur le site internet de McDermott Will & Emery).

Cette nouvelle décision rendue par l’Autorité en matière de gun-jumping, dans le prolongement de l’arrêt Marine Harvest de la Cour de justice de l’Union européenne de 2020, envoie un message à la fois très fort aux entreprises dans leurs activités de croissance externe, en particulier lorsqu’elles prennent des participations minoritaires puis progressivement contrôlantes et, dans une certaine mesure, très utile, puisqu’elle fournit des indications sur le point de bascule pour l’Autorité entre absence de contrôle et contrôle et donc pas de notification et notification préalable.

* Les auteurs tiennent à remercier Vianney Buyse (stagiaire) pour sa contribution à la rédaction de la présente publication.

EN DÉTAILS

À partir de 2015 et par voie d’opérations successives, la Cofepp, active dans le secteur des vins et spiritueux (Poliakov, Label 5, Porto Cruz, Old Nick, Saint James), est graduellement montée au capital de son concurrent MBWS (Marie Brizard, San José, William Peel). Entre 2015 et 2017, la Cofepp a déclaré à 6 reprises à l’Autorité des marchés financiers un franchissement de seuil du fait de l’acquisition d’actions de MBWS – le premier seuil de 5% ayant été franchi en juin 2015, jusqu’au seuil de 27,5% franchi en septembre 2017. La Cofepp est ainsi devenue actionnaire principal de MBWS à partir de 2017, devant les sociétés Diana Holding et DF Holding, qui détenaient respectivement 21% et 7%.

Progressivement, la Cofepp a donc bénéficié d’une influence grandissante, tant au sein de l’assemblée générale que du conseil d’administration de MBWS. Cette influence s’est notamment matérialisée à partir de juin 2017 par la possibilité pour la Cofepp de nommer 3 des 11 représentants du conseil d’administration de MBWS – les 3 administrateurs nommés occupaient respectivement les fonctions de président du directoire, vice-président du conseil de surveillance et directeur général / directeur marketing international au sein de la Cofepp.

Par conséquent, selon l’Autorité, la Cofepp était en mesure non seulement d’intervenir dans les décisions stratégiques et opérationnelles de MBWS mais également d’obtenir des informations relatives à la politique commerciale et budgétaire passée et future de son concurrent, dont certaines étaient ensuite transmises à des collaborateurs de la Cofepp. Ce rapprochement s’est également matérialisé par l’intensification des relations commerciales et financières entre la Cofepp et MBWS.

En décembre 2018, la Cofepp a signé un protocole d’accord, aux termes duquel elle s’engageait à souscrire à une augmentation de capital réservée à l’issue de laquelle elle détiendrait plus de 47% du capital et des droits de vote de MBWS. C’est cette nouvelle opération qui a déclenché la notification auprès des services de l’Autorité en janvier 2019 et son autorisation conditionnée en février 2019.

Cependant, dans la foulée, l’Autorité a décidé de mener des opérations de visite et saisie dans les locaux notamment des sociétés Cofepp, MBWS et Castel, lesquelles ont abouti à la décision de sanction du 12 avril 2022 à l’encontre de la Cofepp.

Par son comportement, l’Autorité considère que la Cofepp s’est rendue coupable respectivement d’une violation :

(i) de l’obligation de notification inscrite à l’article L. 430-3 du code de commerce, qui impose à l’acquéreur de notifier à l’Autorité la réalisation de toute opération de concentration qui dépasse les seuils français de chiffres d’affaires, sous peine de la sanction prévue à l’article L. 430-8, I : un maximum de 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé par l’acquéreur en France lors du dernier exercice clos, augmenté, le cas échéant, de celui qu’a réalisé en France durant la même période la partie acquise ;

(ii) de l’interdiction figurant à l’article L. 430-4 du code de commerce de réaliser l’opération de concentration avant d’avoir obtenu autorisation de l’Autorité, sous peine d’une sanction identique, cette fois inscrite au sein de l’article L. 430-8, II.

Une influence déterminante acquise sur MBWS avant même sa notification formelle

Dans un premier temps, l’Autorité rappelle, dans la lignée de décisions précédentes et à l’appui de ses nouvelles lignes directrices relatives au contrôle des concentrations, ce que recouvre la notion de contrôle et sa déclinaison en matière de contrôle de fait. La réalisation d’une opération de concentration peut en effet être qualifiée d’effective lorsque l’acquéreur acquiert une influence déterminante sur tout ou partie des activités de la cible, i.e. le pouvoir de contrôler la prise de décisions stratégiques (plan stratégique, investissements en-deçà d’un certain montant, budget, nomination et révocation des principaux dirigeants), sans nécessairement détenir la majorité des titres.

Pour apprécier le contrôle sur la base d’une situation de fait, l’Autorité apprécie notamment les modalités d’adoption des décisions stratégiques, ainsi que les interventions de l’entreprise contrôlante dans la gestion quotidienne de l’entreprise contrôlée. La mise en œuvre de relations commerciales ou d’échanges d’informations ayant pour objet ou pour effet de rendre effective la réalisation de l’opération est également susceptible de constituer un élément probant.

En l’occurrence, l’Autorité considère au moyen d’un faisceau d’indices que la Cofepp était en mesure d’exercer une influence déterminante sur MBWS et détenait ainsi un contrôle de facto sur MBWS antérieurement à la notification de l’opération de concentration de janvier 2019.

Les indices retenus par l’Autorité sont notamment les suivants :

1. La position significative de la Cofepp au capital de MBWS

À partir de 2017, la Cofepp est devenue le premier actionnaire de MBWS en termes de capital comme de droits de vote détenus et bénéficiait d’une influence importante au sein du conseil d’administration (notamment par la nomination de ses administrateurs). En septembre 2017, la Cofepp détenait plus de 29% du capital de MBWS, le reste de l’actionnariat étant en majorité dispersé et purement financier.

2. Les échanges d’informations sensibles survenus entre la Cofepp et MBWS

La présence de la Cofepp au sein du conseil d’administration de MBWS lui a permis d’obtenir des informations sensibles sur son concurrent, passées et futures – notamment des informations budgétaires et commerciales détaillées.

Ces informations ont été obtenues (i) dans le cadre des séances du conseil d’administration, les administrateurs représentant la Cofepp s’abstenant généralement de quitter la salle lorsque de telles informations étaient échangées, et (ii) en dehors de ce cadre, par le biais de contacts privilégiés avec certains membres importants de MBWS tel que le président de son conseil d’administration. Également, des « board packs » étaient adressés mensuellement aux membres du conseil d’administration, contenant des informations sur les perspectives commerciales / marketing de MBWS, avec des données détaillées par marques et par zones géographiques.

Ces transferts d’informations depuis MBWS vers la Cofepp se sont poursuivis après juillet 2018 malgré la signature d’un accord de confidentialité conclu dans le cadre de la pré-notification adressée à l’Autorité. Aux termes de cet accord, une « clean team » était ainsi chargée de retraiter en principe les informations sensibles susceptibles de circuler d’une partie à l’autre. Or certaines informations, sans faire l’objet d’aucun traitement, étaient directement transmises aux administrateurs représentant la Cofepp par leur propre « clean team » ou par le directeur général de MBWS.

3. Les relations commerciales et financières étroites entre les deux sociétés

Les relations commerciales entre les deux sociétés se sont intensifiées par la signature de deux contrats de fourniture de boissons en mars 2016 et mai 2018, au point que la Cofepp devienne l’un des principaux fournisseurs de MBWS en whisky et en porto.

Par ailleurs, la Cofepp a octroyé à MBWS une avance en compte-courant d’actionnaire en mai 2018 pour un montant de 7,5 millions d’euros, et lui a apporté un soutien financier dans le recouvrement d’une créance auprès d’un débiteur de Trinidad-et-Tobago. Ce soutien a permis à la Cofepp de négocier auprès de MBWS la distribution par l’une de ses filiales des produits de MBWS en Espagne.

4. Les interventions de la Cofepp dans les décisions stratégiques et opérationnelles de MBWS

Ces interventions ont revêtu principalement trois formes, qui figurent dans les lignes directrices de 2020 de l’Autorité :

  • une intervention dans le choix d’un dirigeant. La Cofepp est intervenue dans le processus de nomination du directeur général de MBWS. En avril 2018, le président du conseil d’administration de MBWS a en effet proposé aux administrateurs représentant la Cofepp de choisir ce dirigeant parmi une liste de candidats présélectionnés par lui-même et par deux autres administrateurs indépendants. Deux administrateurs représentant la Cofepp ont rencontré les candidats pré-sélectionnés, et il ressort des échanges notamment tenus avec le président du conseil d’administration de MBWS que la Cofepp a joué un rôle déterminant dans le choix final du directeur général de MBWS ;
  • le contrôle de la politique commerciale et budgétaire. La Cofepp s’est immiscée dans la politique commerciale de MBWS, notamment en cherchant à renégocier, parfois directement, le contrat liant MBWS à son principal fournisseur de whisky. La Cofepp est également intervenue, par le biais de réunions entre le nouveau directeur général de MBWS et les administrateurs représentant la Cofepp, dans la définition des orientations marketing et budgétaires de MBWS ainsi que dans l’élaboration d’un plan stratégique sur les trois prochaines années ;
  • l’immixtion dans la gestion courante. Alors que l’opération n’avait pas encore été notifiée, la Cofepp est intervenue plusieurs fois dans la gestion opérationnelle de MBWS, notamment en prodiguant des conseils au président du conseil d’administration en matière de packaging de bouteilles, ou en donnant des instructions à la responsable des relations investisseurs chez MBWS dans le cadre d’échanges entre MBWS et de potentiels investisseurs.

Non seulement l’Autorité retient que ce faisceau d’indices constitue la preuve d’un contrôle de fait sur MBWS mais elle prend même le soin de fixer la date de la réalisation effective de l’opération en avril 2018, date à laquelle s’est révélée l’influence déterminante de la Cofepp dans le choix du nouveau directeur général de MBWS.

Après avoir rappelé que la prohibition de la réalisation de l’opération sans notification constitue un préalable nécessaire à l’exercice de sa mission de contrôle des concentrations, l’Autorité considère que la Cofepp a effectivement violé son obligation de notification en ne l’informant pas de sa prise de contrôle de fait sur MBWS, et ce en contravention des articles L. 430-3 et L. 430-8, I du code de commerce.

La décision sanctionnant l’acquéreur pour n’avoir pas notifié la prise d’un contrôle de fait n’est pas sans rappeler une ancienne décision rendue en janvier 2008 par le ministre de l’Économie, alors en charge du contrôle des concentrations par l’intermédiaire du bureau B3 de la DGCCRF avant le transfert de ce contrôle à l’Autorité en mars 2009. Le ministre avait alors sanctionné SNCF Participations à hauteur de 250.000€ pour défaut de notification, considérant que la montée en capital de SNCF Participations dans Novatrans de plus 38 % à 49% en 2006 était de nature à lui conférer une influence déterminante, au terme d’une analyse in concreto de la structure des votes des assemblées générales de Novatrans – SNCF Participations était en effet assurée de disposer d’une majorité de fait et détenait ainsi une influence déterminante sur Novatrans.

La constatation d’un gun-jumping façon Altice / SFR

Si l’Autorité fixe la date de réalisation effective de l’opération au mois d’avril 2018, l’opération n’a été formellement notifiée qu’en janvier 2019, avant son autorisation sous conditions en février 2019.

Par conséquent, dès lors que la réalisation effective de l’opération de concentration a été antérieure à la notification de l’opération à l’Autorité et par ricochet antérieure à l’autorisation de l’opération par l’Autorité, cette dernière considère que l’opération a été réalisée de manière anticipée, en violation du II de l’article L. 430-8 du code de commerce.

A fortiori, l’Autorité relève que les différents comportements ayant permis d’établir l’influence déterminante de la Cofepp sur MBWS antérieurement à la notification l’opération se sont poursuivis entre janvier 2019 et février 2019. Concrètement, (i) des échanges ont eu lieu entre des employés des deux sociétés pour identifier les synergies entre les deux sociétés et (ii) la Cofepp a davantage encore pesé dans la gestion opérationnelle de MBWS. Un projet d’investissement a ainsi été suspendu sur instruction d’un administrateur représentant la Cofepp, tandis qu’un autre administrateur a unilatéralement demandé à un cabinet de conseil en stratégie mandaté par MBWS de revoir le prix de ses prestations.

En définitive, la Cofepp a manqué à son obligation consistant à ne pas réaliser l’opération notifiée avant que l’accord de l’Autorité ne soit intervenu. Les dispositions des articles L. 430-4 et L. 430-8, II du code de commerce visent pourtant précisément à garantir qu’aucun changement structurel ou échange d’informations ne pourra se produire alors même que les parties à cette opération sont susceptibles de renoncer à l’opération, soit du fait de la procédure de contrôle des concentrations, soit pour des raisons qui leur sont propres. Par ailleurs, elles cherchent à empêcher qu’une opération de concentration ne commence à produire ses effets sur le marché avant que l’Autorité ait été en mesure de les apprécier et, si besoin, de rendre des remèdes obligatoires, comme cela a finalement été le cas en l’espèce.

Pour les entreprises, une décision riche d’enseignements pratiques

  • Les prises de participations minoritaires au sein d’entreprises concurrentes sont courantes et attirent la vigilance particulière des autorités de concurrence au regard de l’importance stratégique qu’elles peuvent revêtir – à titre d’illustration récente en juillet 2021, dans le cadre de son acquisition d’une participation de 54% au sein de TKR, Orange a été contraint par la Commission européenne de s’engager à céder la participation de 30% qu’elle allait indirectement acquérir auprès de TRMC, au motif qu’elle aurait permis à Orange d’accéder à des informations commercialement sensibles sur l’un de ses concurrents stratégiques.
  • Des précautions spécifiques doivent être apportées en cas de montée progressive dans le capital d’une société, qu’elle soit concurrente ou non, afin de s’assurer qu’aucune prise de contrôle de facto n’intervienne et par conséquent, qu’aucune autorisation préalable par une autorité de concurrence n’est requise. Une telle mesure est d’autant plus de mise lorsqu’une prise de participation est finalement notifiée puisque dans ce cas, elle expose – comme en l’espèce – les entreprises à devoir le cas échéant se justifier des raisons qui les ont conduites à ne pas notifier cette opération, au risque d’être sanctionnées si, par action ou omission, elles n’ont pas notifié une opération qui était pourtant contrôlable par l’Autorité.
  • La circonstance que la cible ait elle-même contribué aux infractions, directement ou indirectement, par des échanges d’informations sensibles notamment, est indifférente en matière de contrôle des concentrations si l’infraction de gun-jumping, uniquement imputable au groupe acquéreur, est caractérisée.
  • Enfin, cette décision de l’Autorité met en lumière le rôle des « clean teams » très utilisées en matière d’opérations de M&A et systématiques en cas de rapprochement entre concurrents. Celles-ci doivent pleinement jouer leur rôle, que ce soit en phase de pré-notification et après notification, et intégralement retraiter les informations commercialement sensibles susceptibles d’être partagées en interne entre la signature et la réalisation d’une opération de concentration, sous peine d’exposer l’acquéreur à un risque de condamnation par l’Autorité comme en l’espèce.

[View source.]

DISCLAIMER: Because of the generality of this update, the information provided herein may not be applicable in all situations and should not be acted upon without specific legal advice based on particular situations.

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