Au-delà de la diffamation : un tribunal ontarien reconnaît le délit de harcèlement sur Internet

Blake, Cassels & Graydon LLP
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Dans l’affaire Caplan v. Atas (l’« affaire Caplan »), le juge Corbett de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « Cour ») a accueilli les requêtes pour jugement sommaire et jugement par défaut des demandeurs après en être venu à la conclusion que, pendant de nombreuses années, la défenderesse s’était livrée à des campagnes en ligne flagrantes et malveillantes de harcèlement et de diffamation visant les demandeurs, leur famille et les personnes ayant des liens avec eux. Jugeant le droit de la diffamation insuffisant pour traiter adéquatement la conduite persistante et répétée de la défenderesse, et du fait de l’absence de dispositions législatives permettant de trouver une issue à cette situation, la Cour a déclaré qu’il était temps de reconnaître un nouveau délit, soit le délit de harcèlement sur Internet.

CONTEXTE

L’affaire Caplan porte sur quatre poursuites intentées contre la défenderesse, Nadire Atas, alléguant de la diffamation et du harcèlement. En cause : des milliers de messages anonymes publiés sur Internet pendant de nombreuses années dans de multiples forums en ligne, accusant les demandeurs, les membres de leur famille, leurs amis et des personnes ayant des liens avec eux d’inconduites professionnelles, de fraudes et de crimes sexuels.

Dans le cadre des procédures judiciaires, dont certaines se sont étirées sur plus d’une décennie, Mme Atas a été déclarée plaideuse quérulente, et de multiples injonctions interlocutoires ont été prononcées contre elle, lui interdisant notamment de publier sur Internet des déclarations de quelque nature que ce soit au sujet des demandeurs. En outre, la défenderesse a passé du temps derrière les barreaux pour outrage au tribunal après avoir enfreint des ordonnances judiciaires en lien avec d’autres litiges.

DÉCISION

Les demandeurs ont présenté des requêtes pour jugement sommaire et jugement par défaut. La Cour leur a donné raison pour ce qui est du jugement sommaire de diffamation, statuant que Mme Atas était l’auteure des messages diffamatoires publiés à leur sujet et que les déclarations factuelles dans les messages étaient fausses. Le dernier élément de cette conclusion était formulé en vue d’aider les demandeurs à faire supprimer les messages diffamatoires sur certains forums dans des territoires à l’extérieur du Canada.

La Cour a également conclu que la campagne systématique menée par Mme Atas au moyen de la publication répétitive de mensonges ignobles, malveillants et diffamatoires avait été entreprise dans l’intention de harceler, de tourmenter et d’agresser les demandeurs et leurs proches et, du même coup, de les effrayer, de les angoisser et de les faire souffrir.
Le juge Corbett a souligné que la Cour d’appel de l’Ontario (la « CAO ») avait refusé, dans l’affaire Merrifield en 2019, de reconnaître l’existence d’un délit de harcèlement. Toutefois, la CAO n’avait pas expressément exclu la possibilité qu’un tel délit puisse éventuellement être reconnu. Or, selon la Cour, les faits en cause dans l’affaire Caplan sont criants et demandent réparation.

La Cour a statué que les circonstances propres à l’affaire Caplan illustrent les faiblesses des solutions juridiques offertes actuellement face à la diffamation et au harcèlement sur Internet. Après avoir fait état de la prévalence et des effets préjudiciables d’une « épidémie » de harcèlements en ligne, le juge Corbett a décrit les mesures législatives que d’autres territoires de common law ont prises pour s’attaquer à ce problème et a souligné l’absence de telles mesures en Ontario.  
De plus, contrairement à l’affaire Merrifield, le délit qui consiste à causer délibérément des souffrances morales ne constituait pas un fondement adéquat pour un recours dans l’affaire Caplan. Le juge Corbett s’est particulièrement penché sur le troisième volet du critère relatif à ce délit, selon lequel la conduite d’un défendeur, en plus d’avoir été flagrante et outrageante, et calculée dans l’intention de causer un préjudice, doit avoir causé une maladie visible dont on peut faire la preuve. Or, selon le juge Corbett, le droit devrait être en mesure d’offrir un recours efficace avant que la conduite répréhensible ne produise un tel résultat.

La Cour a adopté le critère rigoureux issu de la jurisprudence américaine que lui ont proposé les demandeurs, à savoir que le délit de harcèlement pourra être établi lorsque, d’une part, le défendeur se livre de façon malveillante ou téméraire à une conduite dont la nature, la durée et l’ampleur sont si outrageantes qu’elle enfreint toutes les limites possibles de la décence et de la tolérance, dans l’intention d’effrayer, d’angoisser ou de perturber émotionnellement le demandeur ou de porter atteinte à la dignité de celui-ci, et que, d’autre part, le demandeur subit réellement un tel préjudice. Par conséquent, selon ce critère, seuls les harcèlements les plus graves et les plus persistants atteindront un niveau tel que le droit pourra être invoqué pour y mettre fin. Et la Cour de conclure que les faits en l’espèce répondaient aux exigences de ce critère.

RÉPARATIONS

La Cour a souligné la difficulté de déterminer une réparation adéquate lorsqu’un défendeur ne peut manifestement pas être dissuadé par l’engagement de procédures judiciaires et qu’il a refusé à de nombreuses reprises de se plier aux ordonnances judiciaires. Qui plus est, dans l’affaire Caplan, les octrois de dommages-intérêts (y compris des dommages-intérêts punitifs ou majorés) ne pouvaient pas avoir de réels effets dissuasifs puisque la défenderesse était dépourvue de ressources et avait fait cession de ses biens en faillite la veille de la présentation des requêtes, ce qui avait obligé les demandeurs a abandonné leurs réclamations en dommages-intérêts s’ils voulaient que les procédures puissent se poursuivre.

La Cour a donc accordé une injonction permanente contre la défenderesse, lui interdisant de publier quoi que ce soit au sujet des demandeurs, sur Internet ou ailleurs. Fait à noter, elle a également interdit à la défenderesse de publier quoi que ce soit au sujet des amis et des familles des demandeurs ainsi qu’au sujet de personnes ayant des liens avec eux, rattachant cette mesure au délit de harcèlement et à la nécessité de protéger les demandeurs contre un large éventail de conduites répréhensibles, dont des attaques contre les demandeurs au moyen de préjudices causés aux proches de ceux-ci. La Cour a en outre ordonné que la propriété des messages publiés soit dévolue aux demandeurs afin de permettre à ceux-ci de demander que ces messages soient supprimés, plutôt que de les obliger à s’en remettre à la défenderesse à cette fin.

RÉPERCUSSIONS

Les faits propres à cette affaire constituent des circonstances qui n’avaient pas été prévues lorsque le droit de la diffamation a été élaboré. Même si la cyberintimidation, les propos haineux en ligne et le harcèlement sur Internet peuvent donner lieu à des recours en diffamation, le droit actuel n’offre pas toujours une solution adéquate. La création du nouveau délit de harcèlement sur Internet vise à combler cette lacune, à appréhender une conduite répréhensible qui va au-delà des communications diffamatoires, et à élargir la portée des recours offerts aux victimes. Il reste à voir comment le critère rigoureux relatif à ce délit pourra s’appliquer à d’autres situations factuelles. Pour l’heure, ce critère procure un nouvel outil juridique aux particuliers qui sont la cible de harcèlement malveillant, persistant et outrageant en ligne.  

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