Dans un arrêt du 31 mai 2018 (aff. C-633/16, Ernst & Young), la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) précise que la dénonciation d’un accord de coopération en vue de la réalisation d’une opération de concentration qui intervient préalablement à la décision d’autorisation de ladite opération ne constitue pas une violation de l’obligation de suspension applicable en matière de contrôle des concentrations.
Les sociétés KPMG Danemark étaient membres du réseau KPMG International, conformément à un accord de coopération de 2010. Elles se voyaient ainsi reconnaître différents droits et obligations (exclusivité territoriale, répartition de clients, utilisation de la marque KPMG,…). La dénonciation de cet accord était conditionnée au respect d’un délai de six mois.
Le 18 novembre 2013, les sociétés KPMG Danemark ont (i) conclu un contrat par lequel les sociétés EY en prenaient le contrôle et (ii) dénoncé l’accord de coopération KPMG International avec effet au 30 septembre 2014.
Le 28 mai 2014, l’autorité de concurrence danoise (ANC) a autorisé l’opération de concentration. Par décision du 17 décembre 2014, l’ANC a considéré qu’en dénonçant l’accord de coopération KPMG, les sociétés KPMG Danemark avait mis en œuvre une opération de concentration sans autorisation (« gun jumping »). EY (ayant pris le contrôle des sociétés KPMG Danemark) a introduit un recours à l’encontre de cette décision. C’est à l’occasion de ce recours que le juge danois a saisi la CJUE d’une question préjudicielle. Il n’est pas sans intérêt de relever que la Commission a contesté la compétence de la CJUE pour se prononcer sur la question posée au motif que l’ANC avait appliqué le seul droit danois. La Commission soutenait par ailleurs qu’une influence sur le comportement de l’entreprise cible devait être considérée comme suffisante pour conclure à la mise en œuvre de l’opération de concentration. Compte-tenu des condamnations de plus en plus fréquentes de pratiques de gun jumping et de la volonté de certaines autorités de concurrence (notamment la Commission) de suivre une approche sévère, on ne peut que se féliciter que la CJUE n’ait pas suivi l’invitation au silence de la Commission.
Selon un raisonnement implacable, la CJUE considère que toute décision unilatérale d’une partie à la concentration ou tout accord entre les parties à la concentration qui n’est pas l’expression de l’exercice d’un changement de contrôle entre les parties ne présente pas de « lien fonctionnel direct avec la réalisation » de la concentration et ne peut donc être interprété comme l’illustration de la mise en œuvre de l’opération de concentration. De tels comportements doivent dès lors être interprétés à la lumière du droit des ententes ou des abus de position dominante.
Cette prise de position vient mettre un terme à l’approche sévère susvisée. Par exemple, l’Autorité de la concurrence a sanctionné ALTICE à hauteur de 80 millions d’euros pour avoir mis en œuvre une opération de concentration préalablement à son autorisation (décision n°16-D-24, n’ayant pas fait l’objet d’un recours devant le Conseil d’Etat). L’Autorité a considéré que cette mise en œuvre était établie par trois éléments pris séparément (a fortiori pris collectivement) : (i) engagements contractuels limitant la liberté commerciale de la cible et droit de contrôle sur sa politique commerciale, (ii) nomination d’un dirigeant au sein de la nouvelle entité et (iii) échange d’informations commerciales sensibles. Le fait de voir dans un échange d’informations commerciales sensibles la manifestation de la réalisation d’une opération de concentration est très contestable. Il l’est d’autant plus à la lumière de l’arrêt EY de la CJUE car on ne perçoit pas le « lien fonctionnel direct » susvisé. La légalité d’un tel échange doit être apprécié au regard du seul droit des ententes.
Une relecture de la décision n°16-D-24 pour les deux autres aspects n’est en revanche pas justifiée selon nous. La nomination d’un dirigeant révèle à l’évidence un changement de contrôle. S’agissant de l’analyse de l’Autorité concernant le contrôle de la politique commerciale, le « lien fonctionnel direct » avec l’opération peut être considéré comme établi dès lors que ce contrôle était prévu par le protocole d’accord (SPA), mais surtout que le périmètre de ce contrôle était très large et non limité à certaines opérations limitativement énumérées.
Dans l’affaire EY, il est intéressant de relever que si les sociétés KPMG Danemark avaient entendu attendre la décision d’autorisation de l’ANC, la date du 30 septembre 2014 n’aurait pu être respectée du fait du préavis de six mois contenu dans l’accord de coopération.
La solution de la CJUE est évidemment transposable aux accords de R&D, production commune, commercialisation commune ou encore d’achat commun mis en œuvre afin de préparer l’opération de concentration, ce qui pourra notamment permettre des rapprochements plus progressifs entre des sociétés aux cultures pouvant être différentes. De tels accords préparatoires seront donc analysés sous l’angle du droit des ententes, notamment des lignes directrices de la Commission européenne sur les accords de coopération horizontale (avec des seuils respectivement de 25, 20 ou 15% de parts de marché cumulées en dessous desquels seules les fixations de prix ou les répartitions de clientèles non indispensables sont prohibées).
En définitive, si les entreprises ne peuvent contourner les règles de concentration, le droit de la concurrence ne peut interdire à des parties à une opération de concentration non réalisée ce qui est permis pour des entreprises appelées à demeurer indépendantes. L’existence d’un projet de concentration ne doit pas avoir pour effet de modifier la situation juridique des entreprises au regard des règles de concurrence, dès lors qu’aucun changement de contrôle n’est réalisé avant la décision d’autorisation de l’opération. Ceci est d’autant plus justifié que le gun jumping est sanctionné quelles que soient les parts de marché des parties à la concentration.
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